Nous vous présentons ici une reportage édifiant sur l'expérience du revenu de base en Namibie, publié le 10 août 2009 dans l'hebdomadaire allemand "der Spiegel [1]" et traduit en français par nos soins:
Pauvreté
Au village de l’avenir
Une idée fait le tour du monde : la faim et la pauvreté peuvent être combattues par un revenu de base, versé à chaque citoyen, sans conditions. Philanthropie ? Communisme ? Utopie ? Dans un village de Namibie, le revenu de base est testé depuis plus d’un an.
Tandis que le soleil namibien d’un rouge flamboyant se couche devant la fenêtre du salon et que les travailleurs se retirent dans leurs abris en toile ondulée, Siggi von Lüttwitz frappe sur sa table de bois avec la paume de sa main pour expliquer pourquoi l’expérience ne peut pas réussir. « Ils se saoulent tous », dit-il, puis tire une bouffée de sa cigarette sans filtre, « et si tu leur donnes encore 100 dollars, ils se saouleront encore plus. » Pour Lüttwitz, « ils », ce sont les habitants de Otjivero, un village situé à la limite de ses terres agricoles ; « ils », ce sont des hommes pauvres et de couleur noire. Lüttwitz est un fermier namibien d’origine allemande ; il est assis à sa table à manger recouverte de cire, sur le mur un calendrier avec ses plus beaux taureaux d’élevage; il dit : « voler, faire des enfants, voilà le tableau, ici. »
Il appelle ses travailleurs « ses cadets », leur paie 2 dollars namibiens et 21 cents à l’heure, le salaire minimum, équivalent à 20 cents d’euro, ainsi qu’un peu de viande et de lait. Il trouve que c’est suffisant. Il sait qu’à Otjivero, les hommes ont faim ; « ce sont de pauvres diables », dit-il, « quand j’y pense, ils me font de la peine ». Mais leur donner de l’argent ? « Une idée stupide », dit Lüttwitz, ce n’est pas comme ça qu’on leur apprendra à travailler. La plupart des fermiers de la région pensent comme Lüttwitz ; d’ailleurs on pense ainsi dans tout le monde occidental. On pense qu’en Afrique, il faut éduquer les pauvres avant de leur donner une quelconque autonomie. On pense qu’il faut leur donner des bons de nourriture et des puits, mais pas de responsabilités.
Environ 30 milliards d’euros sont injectés annuellement dans le continent africain, par le biais d’organisations caritatives, de projets d’aide humanitaire ou d’aides directes aux gouvernements. L’argent s’écoule à flot dans des milliers de projets, dans la construction de puits et la prévention de la malaria, mais il atterrit aussi sur des comptes privés d’hommes d’Etat corrompus, sert à la guerre, n’arrive pas là où il devrait.
Monsieur et Mme Lüttwitz, fermiers à Otjivera
Après un demi-siècle d’aide au développement, le bilan est accablant : Sur les 40 Etats du monde classés par le FMI comme « pays pauvres surendettés », 33 se trouvent en Afrique. C’est comme si les aides financières des pays donateurs suffisaient tout juste à maintenir le continent en vie. Un constat qui ne tolère que deux conclusions : Soit l’aide au développement n’est pas la bonne solution, soit il n’est pas possible d’aider l’Afrique.
Dans un petit village de Namibie, une coalition d’ONG a tenté de démontrer que ces réponses sont fausses toutes les deux. L’idée : un revenu de base financé par l’impôt. 100 dollars namibiens, équivalents à 9 euro, par mois et pour chacun ; pas de conditions à remplir, de contreprestation à fournir, 9 euro sans autre, tout simplement. L’argent provient notamment de fondations pour la lutte contre le SIDA, de la fondation allemande Friedrich Ebert (proche du SPD) ainsi que des églises évangéliques de Rhénanie et de Westphalie.
Il s’agit maintenant de voir ce que les participants à l’expérience vont faire de ces 100 dollars namibiens. Vont-ils investir cet argent ou acheter à boire, ce revenu de base les détournera-t-il du travail ou au contraire les motivera ? Et avant tout : va-t-il réduire la pauvreté ? « Ce pays est une bombe à retardement », dit Dirk Haarmann ; il saisit son lap top comme si c’était la valise où la bombe faisait tic tac et lui-même celui qui pouvait désamorcer cette machine infernale. « Il y a urgence », dit-il, ouvre des documents contenant des chiffres censés le démontrer. C’est Haarmann qui, avec sa femme Claudia, a calculé le revenu de base pour la Namibie. Tous deux sont économistes et théologiens à Mettmann en Allemagne et tous deux sont convaincus : « C’est la seule issue à la pauvreté ».
Haarmann a de l’allure ; il porte une barbe de cinq jours, discret mais décidé. Il est assis à une table de bois ovale dans la centrale de l’Eglise évangélique luthérienne, au n° 8 de la rue de l’Eglise (Churchstreet), au centre de la capitale Windhuk. Il parle de la Namibie comme un médecin énumérant les symptômes de son patient : « Regardez ! » dit-il, et clique deux fois dans ses statistiques : « plus de deux tiers vivent avec moins d’un dollar américain par jour ». Son bureau est plein de dossiers et de livres. Quelques titres : « Être chrétien », « Le ciel est ouvert », mais aussi « le financement du revenu de base » ou « sécurité de revenu ». Selon Haarmann, dans aucun pays la distribution des revenus est plus inégale qu’en Namibie : « Cela va mal finir, c’est sûr ».
Conformément aux vœux de l’évêque, il a fondé avec sa femme le secrétariat social de l’Eglise. C’était il y a six ans. Depuis lors, il vit et travaille ici auprès de l’Eglise ; le matin, il va à la messe, l’après-midi, il réfléchit aux moyens de lutte contre la pauvreté. « Le revenu de base ne fonctionne pas comme une philanthropie, mais comme un droit fondamental », dit Haarmann. Chacun y a droit depuis la naissance, peu importe qu’il soit riche ou pauvre. Il n’y a pas de vérification d’un quelconque besoin, pas de conditions à remplir et par conséquent pas de bureaucratie sociale. Personne n’est en droit de prescrire pour quels motifs on peut dépenser cet argent.
Chefs de projet: M. et Mme Haarmann Habitants de Otjivero
Cette idée est discutée aujourd’hui dans beaucoup de pays du monde, aussi en Allemagne où elle séduit des politiciens de tous bords – par exemple dans la CDU le ministre président du Land de Thuringe, Dieter Althaus – ainsi que des entrepreneurs, comme le fondateur d’une chaine de drogueries Götz Werner. Plus de 50.000 citoyens allemands ont signé une pétition au parlement fédéral. Dans un pays comme la Namibie, le revenu de base doit créer ce que l’aide au développement conventionnelle ne pourrait jamais faire : une base pour le développement humain, une base personnelle, économique. Et il doit nourrir 2,1 millions de Namibiens : voilà le premier grand objectif.
L’expérience se déroule à Otjivero, une bourgade de 1000 habitants dans une région désertique, 100 km à l’Est de Windhuk. Ici, la poussière et la chaleur collent à la peau, il y a une école, un hôpital, des troupeaux aussi maigres que les hommes. Récemment encore, le taux de chômage dépassait les 70%, le taux de sous-alimentation des enfants avoisinait les 42% et très peu d’enfants étaient scolarisés. Alcoolisme, criminalité et SIDA : l’endroit est connu pur ces maux. Otjivero est enfermé des quatre côtés par les barbelés électrifiés des riches fermiers blancs comme Lüttwitz. Cette agglomération reflète l’état moyen d’une société qui connaît un haut et un bas et peu de chose entre les deux, un microcosme de la Namibie, de l’Afrique, du Monde.
Par conséquent, c’est l’endroit idéal pour tester des tentatives de rendre le monde plus juste. Tout a commencé début 2008, raconte Haarmann : en collaboration une coalition d‘ONGs dirigée par l’évêque, il a mis en œuvre le revenu de base à titre expérimental. Jusqu’en décembre, sur les quelques mille villageois, seuls les habitants âgés de moins de 60 ans toucheront le « Basic Income Grant », le BIG, un revenu de base mensuel équivalant à 9 euros et financé pour l’instant par des dons. Pour une femme avec sept enfants, cela représente 800 dollars namibiens, un revenu moyen.
Dans la base de données de Haarmann, la hutte de Sarah Katangolo est enregistrée sous le chiffre 8. Il est midi et elle fait sa comptabilité. En se penchant par terre, avec le doigt, elle dessine quelques chiffres sur le sable : 5 pour les enfants qui vont à l’école ; 40 dollars par enfant et par mois, écrit-elle, puis multiplie : 200 dollars, dessinés lentement avec des traits dans le sable, l’équivalent de 18 euros, c’est ce que coûte l’école par mois, normalement impossible à payer, dit Sarah Katangolo, âgée de 39 ans et sans le sou. C’est une petite femme qui a grandi sur les terres de fermiers blancs, qui n’a jamais possédé de demeure lui appartenant, jamais appris de métier. Elle se dresse devant sa hutte de tôle ondulée et de tonneaux à huile aplatis ; elle porte un bonnet de laine des Chicago Bulls et dit : Depuis la mort de son mari, sa vie est devenu plus difficile encore, même si elle l’était déjà auparavant. Elle n’a jamais eu de travail, mais beaucoup d’enfants qui ont besoin de purée de maïs, de vêtements, de soins médicaux. « What can you do ? », voilà ce que Sarah Katangolo a écrit sur son mur en bois contreplaqué avec de la craie bleue.
Depuis que l’expérience a débuté, elle croit avoir trouvé une réponse à cette question : Grâce au revenu de base, Sarah Katangolo a maintenant 800 dollars namibiens par mois, l’argent pour les enfants inclus. Après déduction des frais d’écolage, il lui reste 600 dollars pour nourrir les enfants. Elle sourit. Elle efface les chiffres dans le sable et va dans sa hutte. Là, elle a installé une sorte de cuisine, une planche de bois, quelques plats en plastic, il y a une odeur de rance et de feu ouvert ; Sarah Katangolo fait l’inventaire de ses réserves : Dix jours avant le dernier jour de paie, elle avait encore deux sacs de farine et – elle secoue la bouteille – encore assez d’huile. En plus, elle ramasse de l’épinard sec dans la brousse qu’elle peut même vendre, depuis que les gens d’ici ont de nouveau un peu d’argent. « Et si cela ne suffit toujours pas, dit-elle, je n’ai qu’à vendre une poule » - avec son premier revenu de base, Sarah Katangolo s’est acheté deux poules, à 25 dollars namibiens la pièce.
Dans l’espace d’une année, elle en a fait un élevage de 40 poules. Aujourd’hui, comme elle raconte, elle vend une poule pour 30 dollars ; si elle les vendait toutes, après déduction des frais pour le fourrage, elle aurait fait un bénéfice net de 1000 dollars environ. Capital, investissement, croissance, profit et réinvestissement : Maintenant, Sarah Katangolo est une femme d’affaires.
Avec ses premières ventes, elle a acheté du grain de maïs et maintenant, devant sa hutte, on voit pousser de vraies plantes. Elle a pu acquérir encore une tôle ondulée, qui lui servira à agrandir sa demeure, elle paie régulièrement l’écolage de ses enfants et de temps en temps, elle s’offre des spaghetti à la place de la purée de maïs ou un billet pour aller visiter des parents dans le nord du pays. « Je n’en aurais jamais rêvé », dit-elle en riant un peu, et puis elle s’assied sur un carton en plastic et raconte comment un jour, l’argent est arrivé à Otjivero.
Madame Katangolo, une femme d'affaires
C’était le mois de juillet, un mardi très chaud il y a deux ans, quand ils sont venus au village. C’était des hommes et des femmes de la ville. Ils roulaient en jeep et en Volkswagen sur le sable, soulevaient la poussière et appelaient avec un mégaphone : Les habitants devaient se rassembler sous l’arbre aux épines de chameau, tout le village, cela semblait sérieux. Sarah prit ses enfants avec elle, un vieux pneu de voiture pour s’asseoir et fit les quelques pas vers l’arbre en question. Sous l’arbre se trouvait l’évêque Zephania Kameeta. Souvent, elle avait entendu parler de lui, c’était un homme célèbre en Namibie, quelqu’un comme Desmond Tutu en Union Sud-africaine, il s’était distingué pendant la guerre d’indépendance, et maintenant il se trouvait là dans son village – dans ce maudit village qui ne connaissait rien d’autre que la pauvreté, la saleté, l’alcool –, debout près d’une table en plastic blanche, un microphone à la main, et parlait d’argent et du fait que chacun d’entre eux allait recevoir quelque chose.
« Nous ne l’avons pas cru », dit Sarah Katangolo, dans ce pays on ne fait pas de cadeaux. Mais l’évêque dit : « Je n’ai pas fait le long chemin depuis la ville pour vous mentir. » Il dit : « Je suis trop vieux pour mentir. » On pria les habitants de rentrer dans leurs huttes et d’attendre jusqu’à ce que quelqu’un vienne les enregistrer, tous les 961. Ensuite ils disparurent et six mois passèrent sans que rien ne survienne. Le 15 janvier de l’année suivante, ils revinrent et l’incroyable arriva : L’un après l’autre, chaque habitant reçut une carte chip en plastic avec son nom dessus, une photo et une empreinte digitale. Dans un automate de prélèvement qu’ils avaient aussi apporté avec eux, ils tirèrent les premiers billets de cent dollars. L’évêque n’avait pas menti.
L’évêque Zephania Kameeta est un homme de foi, pas un homme de chiffres. Mais les hommes ont besoin de chiffres pour pouvoir croire à la justice de Dieu, ils ont besoin de billets de banque pour s’acheter du pain et des vêtements. « Tu ne peux pas être riche au milieu d’une mer de pauvreté », dit l’évêque, « c’est comme si tu te baignais dans une piscine pleine de requins ». Il est assis au fond de son fauteuil de cuir, dans son bureau, à côté de celui des Haarmann. Il est fatigué, épuisé : La fatigue, ce sont les suites de l’albinisme, le grand âge. Les voyages en avion le fatiguent aussi. Mais avant tout, ce sont les injustices de ce monde qui le fatiguent : Il vient de rentrer de Bangkok, où il parlé à un congrès pour les droits des « intouchables » ; maintenant, de retour dans sa patrie après 23 heures de vol, ce sont les Namibiens affamés qui attendent son aide. Cela ne s’arrête jamais.
Dans sa vie, il a beaucoup lutté, il a été longtemps politiquement actif, s’est battu pour l’indépendance et contre l’apartheid ; il a fait de nombreux séjours en prison. Aujourd’hui donc, il s’agit de la faim. L’arme qu’il a choisie pour ce combat, c’est le revenu de base et ses succès à Otjivero lui fournissent la munition. Les succès sont impressionnants : Il ya ces femmes qui, avec cet argent, vont en ville acheter des restes de tissus, cousent des vêtements et les vendent. Il y a cet homme, qui investit les 100 dollars pour du ciment et produit des briques dans son four, Un autre a commencé de réparer des chaussures. Les villageois ont fondé un comité de 18 membres qui font office de conseillers pour les questions d’argent et circulent dans le village le jour de paie. Ils prient les propriétaires de bistrots de ne servir de l’alcool qu’à partir du soir, pour éviter que les gens ne « boivent » le revenu de base le jour même.
Les parents paient pour l’écolage ; l’an dernier, le pourcentage des enfants scolarisés a augmenté à 92%. Avec les recettes, l’école a pu acheter du papier, des crayons et de l’encre pour l’imprimante. Le taux de sous-alimentation des enfants a diminué de 42% à 10%. À la police, les statistiques de la criminalité montrent un recul des larcins et du braconnage. Depuis qu’ils se nourrissent de manière plus équilibrée, les malades du SIDA réagissent mieux à leur traitement. « Tout à coup, les enfants portaient des chaussures », dit la maîtresse d’école. Un homme est venu voir Dick et Claudia Haarmann ; en rayonnant, il disait : « Vous ne voyez rien ? » Ils lui demandèrent ce qu’il voulait dire. « Vous ne voyez rien ? Maintenant, je porte un pantalon et un T-Shirt. Maintenant, je suis un homme. »
Même la dignité, semble-t-il, est accessible avec 100 dollars.
Selon la définition de Robert Mac Namara, l’ancien chef de la banque mondiale, la pauvreté se subdivise en une pauvreté relative et une pauvreté absolue. Celui dont les revenus sont loin au dessous de la moyenne est relativement pauvre. Plus grave, la pauvreté absolue est le fait d’êtres humains qui vivent « à la limite extrême de l’existence », d’hommes et de femmes qui luttent pour la survie dans un état de délabrement et d’humiliation. Jusqu’à lors, les habitants de Otjivero étaient dans la pauvreté absolue. Avant l’introduction du revenu de base, les femmes se prostituaient pour gagner l’argent de se nourrir, tandis que les hommes volaient et braconnaient. Le reste du temps, ils restaient inertes et abrutis devant le tas de ferraille qui leur servait de chez-soi, attendaient parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre et se rendaient insensibles grâce à l’alcool. Celui qui souffre de la pauvreté absolue n’a pas l’énergie de se concentrer sur autre chose que de manger, dormir et oublier.
À Otjivero, quand tout le monde a été nourri, le progrès est arrivé à une vitesse étonnante, surtout chez Frieda Nembwaya, l’exemple préféré de l’évêque. C’est un après-midi torride à Otjivero, le jeune femme est assise derrière son comptoir de bois et feuillette dans son livre plein de chemises transparentes dans lesquelles elle a glissé des recettes de cuisine allemandes qu’elle a inscrites au stylo sur une feuille. « Aujourd’hui, j’ai tout vendu », dit-elle, « il faut que je voie ce que je prépare pour demain. » Elle feuillette encore : pain blanc, petits pains, gâteaux. « Good Life After Struggle », une bonne vie après un gros effort, c’est ce qui est inscrit sur sa hutte avec des grandes lettres rouges : Voilà l’enseigne de sa petite boulangerie, l’entreprise phare du village.
Âgée de 35 ans et avec ses sept enfants, Frieda Nembwaya est une jolie femme. Elle porte une robe rouge et blanche et une pièce de tissu assortie sur la tête. Elle rit beaucoup en parlant : « Je vais très bien », dit-elle en allemand. Comme beaucoup de monde à Otjivero, elle a passé la moitié de sa vie sur les terres de fermiers allemands. Sa hutte est une des plus luxueuses de l’endroit, la tôle ondulée est neuve, le toit ne fuit pas, les enfants sont bien nourris et propres. La raison principale, c’est que Frieda Nembwaya a eu une idée quand l’argent est arrivé à Otjivero.
Elle savait cuisiner déjà auparavant : Pendant des années, elle avait travaillé comme cuisinière chez un fermier, avec un salaire ridicule, l’équivalent de 32 euros par mois. « Il ne m’a même pas donné de la viande ou du lait », dit Frieda ; on ne peut pas élever des enfants ainsi. L’école la plus proche était située à des kilomètres de là et ses filles devaient faire le trajet quotidien à pied dans le ravin, à côté de la route. Un jour, Frieda décida que cela ne pouvait continuer ainsi et déménagea à Otjivero. C’était sa chance : Au bout de quelques semaines de séjour au village, elle fut enregistrée pour le revenu de base. En plus, elle avait mémorisé quelques recettes. Avec les premier 100 dollars, elle s’acheta un sac de farine, un peu de levure, du bois à brûler et une plaque en aluminium. Elle creusa un trou dans le sable devant sa hutte, mit du bois au fond et l’alluma. Par dessus, elle posa un tonneau à huile qui s’échauffa. En travaillant la farine, elle avait une pâte avec laquelle elle remplit des boîtes à sardines vides ; elle mit ces boîtes dans le tonneau, referma celui-ci avec la plaque en aluminium et attendit. Après 20 minutes, elle avait sa première charge de petits pains.
Elle commença à les vendre un dollar namibien la pièce. La nouvelle fit le tour du village : Frieda vendait du pain, bon marché et bien cuit ; il fallait y aller tôt le matin pour en trouver encore. Après dix mois elle avait fait assez de bénéfice pour pouvoir s’acheter un vrai four pour 3000 dollars namibiens ; pratiquement personne de possède un tel four au village. Elle est fière : « Regarde, trois plaques ! » Elle ouvre le couvercle, le referme pour l’ouvrir encore une fois et en sortir ses petites boîtes à sardine. « Maintenant je peux cuire 250 petits pains par jour », dit-elle. Cela lui rapporte 250 dollar la journée.
La boulangère Nembwaya, avec enfant - bientôt, elle aura besoin d'une employée.
Le fermier Siggi von Lüttwitz ne connaît pas l’histoire de Frieda Nembwaya, et peut-être ne veut-il pas du tout la connaître. Lui aussi reçoit les 100 dollars par mois, même s’il n’en a pas besoin. En comparaison avec les habitants de Otjivero, c’est un homme riche : « Je ne vois pas ce que tout cela est censé apporter », dit-il et tire une bouffée de sa cigarette sans filtre. « Ils sont encore aussi sales et débraillés qu’avant ». Il ne pense pas que les hommes ont un droit à la sécurité de l’existence. Il dit : « Si je te donnes 100 dollars, rends-moi au moins 90 dollars en travail ».
Ce qui le dérange le plus avec le revenu de base, ce n’est pas ce revenu lui-même, mais que les fermiers blancs soient toujours les « méchants ». Depuis que le village attire une telle attention, selon Lüttwitz, on présente la situation de manière unilatérale. C’est l’évêque et Haarmann qui propagent toutes ces bonnes nouvelles. « Et nous les fermiers on est toujours les méchants », dit-il, « comme si la pauvreté était de notre faute, comme si nous n’avions jamais tenté d’aider les gens d’Otjivero. C’est du racisme à l’envers. » Pour cette raison, Lüttwitz s’est exprimé sur le revenu de base dans le journal local. Il a prétendu que les vols, le braconnage et l’alcoolisme auraient augmenté depuis que l’argent était distribué dans le village. Pourtant, les statistiques de la criminalité tenues par la police, les chiffres de Haarmann et les gens de Otjivero disent autre chose. C’est comme si les fermiers vivaient sur leur planète et les adeptes du revenu de base sur une autre.
Haarmann dit ne pas comprendre pourquoi les fermiers réagissent de manière si émotionnelle au revenu de base. L’un d’eux aurait lancé ses six chiens sur une équipe de cameramen suédoise. Lui-même aurait reçu des E-mails contenant des propos racistes. « Je suppose que les fermiers ont peur », dit Haarmann. Peur de voir ces pauvres gens prendre un peu plus de pouvoir aux dépens des 20% de Blancs. Une autre raison, c’est que c’est principalement les riches qui seront imposés en cas de généralisation du revenu de base.
« 100 dollars, ce n’est pas grand chose », dit Haarmann, « avec cette somme, on ne peut pas s’attendre que chaque habitant puisse monter tout de suite une affaire avec succès ». Que du jour au lendemain, les gens s’arrêtent de boire, qu’ils portent soudain des habits tout neufs et qu’ils habitent dans des maisons de pierre. « Mais nous pouvons réussir à les nourrir ». Et si avec cela, l’un ou l’autre développe une idée d’entreprise et réussit à se rendre indépendant, « tant mieux ».
Après quelques mois, la boulangère Frieda Nembwaya a eu ses premières concurrentes. Elle investit l’argent qu’elle gagne dans d’autres entreprises locales ; bientôt, dit-elle, elle aura besoin d’une première employée. C’est aussi ce que montre le système du microcrédit dans les pays en développement : Quand des personnes pauvres ont accès à de l’argent, une grande partie d’entre elles réussit à conquérir son indépendance financière. En fondant des entreprises, des salons de coiffure ou des call-shops.
Il ya quelques semaines de cela, Dirk Haarmann a publié son rapport annuel et l’a envoyé aux politiciens, aux Nations Unies, même au président de Namibie. Dans ce rapport, on peut lire que l’activité économique dans le village a augmenté de dix pourcent, que davantage de personnes paient l’écolage et les frais médicaux, que la santé s’était améliorée et que la criminalité était en baisse. Le rapport dit également que le revenu de base peut être financé par la fiscalité ; il suffirait d’augmenter la TVA ou l’impôt sur le revenu de quelques pourcents. Une somme de 115 millions d’euros, environ 3% du PIB, suffirait pour financer le revenu de base dans toute la Namibie.
Jusqu’ici, les réactions sont contenues, mais positives. La commission de l’ONU pour le développement social a donnée à l’expérience de Otjivero le titre de « best practice ». L’ancien premier ministre et actuel ministre pour le commerce et l’industrie Hage Geingob s’est exprimé positivement. Il y a peu de temps, un groupe de 16 parlementaires s’est rendu à Otjivero et a regardé comment Frieda cuit ses pains, comment Sarah Katangolo nourrit ses poules. La Commission nationale du Plan a déclaré que le programme « BIG » montrait la voie pour le développement économique du pays.
Mais qu’adviendra-t-il si Otjivero reste une expérience sans lendemain ?
Siggi de Lüttwitz dit : « Cela va donner une catastrophe. D’abord rendre dépendant, et ensuite laisser tomber » ; Frieda Nembwaya, la boulangère, dit avoir peur mais être préparée ; Haarmann dit être en train de rassembler quelques dons supplémentaires pour maintenir le flux d’argent encore un peu, le diminuer progressivement, peut-être pour six mois. « Si alors le gouvernement ne fait toujours rien », dit-il, « alors les riches devront surélever leurs barbelés électriques. »
Ce reportage est paru dans l'édition N°33/2009 du Spiegel. Télécharger [2]l'article original (en langue allemande) pour l'envoyer à vos amis!
Liens:
[1] http://www.spiegel.de/spiegel/print/d-66360399.html
[2] https://bien.ch/sites/bien/files/pdf/Article Spiegel.pdf
[3] http://www.lepetitlivrevert.fr/revenu-existence-face-aux-risques-demographique-social-ecologique/
Commentaires :
Revenu de Base face aux risques démographique, social, écolo
Merci de ce texte positif plein d'espoir. C'est une excellente démonstration de l'intérêt d'un RB.
Pour aller un peu plus loin, la planète en croissance exponentielle a atteint 7 milliards de "terriens". Elle est en proie à des catastrophes de toutes sortes. C'est la population la plus démunie qui en subit en priorité les conséquences. La distribution d'un RB dans chaque pays pourrait inverser ces tendances...
http://www.lepetitlivrevert.fr/revenu-existence-face-aux-risques-demogra... [3].