Lors de notre dernière Assemblée Générale, nous avons invité le prof. Cattacin, directeur du département de sociologie à l'Universiré de Genève, à présenter un exposé public sur le thème du "sens du travail". Nous le remercions aujourd'hui d'avoir bien voulu répondre à notre invitation et soulignons l'intérêt de sa contribution. En voici un résumé, écrit sur la base de notes prises par un participant et suivi d'un commentaire de notre vice-président Bernard Kundig:
Au moyen-âge, le travail salarié tel qu’on le connaît aujourd’hui n’existait pas; il s’agissait plutôt d’esclavage ou de servage, et le travail n’était pas une valeur morale ou une structure de vie. Ce n’est qu’avec la constitution de corporations de métiers dans les villes que se créèrent des organisations autour du travail et des idéologies fondées sur le travail.
Lors de notre dernière Assemblée Générale, nous avons invité le prof. Cattacin, directeur du département de sociologie à l'Universiré de Genève, à présenter un exposé public sur le thème du "sens du travail". Nous le remercions aujourd'hui d'avoir bien voulu répondre à notre invitation et soulignons l'intérêt de sa contribution. En voici un résumé, écrit sur la base de notes prises par un participant et suivi d'un commentaire de notre vice-président Bernard Kundig:
Au moyen-âge, le travail salarié tel qu’on le connaît aujourd’hui n’existait pas; il s’agissait plutôt d’esclavage ou de servage, et le travail n’était pas une valeur morale ou une structure de vie. Ce n’est qu’avec la constitution de corporations de métiers dans les villes que se créèrent des organisations autour du travail et des idéologies fondées sur le travail.
Au 16e siècle, le défi protestant proposait pour la première fois une lecture différente de la «souffrance» de la vie et ouvrait une perspective nouvelle, la possibilité d’une meilleure existence ici-bas. C’était le précepte des lectures non orthodoxes postérieures. Au début, devant les abus d’un catholicisme décadent, le protestantisme réclamait une attitude plus ascétique, ce qui allait de pair avec une idéologie de l’épargne ou encore des économies («l’argent reste en famille»); cette attitude constitua la base morale pour le succès de l’économie des régions protestantes qui connut des taux de croissance frappants à partir du début du 16e siècle.
Au début du 19e siècle, cette évolution s’était achevée, en ce qui concerne le travail, par la fin de la critique généralisée de la « fainéantise des mécréants ». Pour prendre un exemple concret, c’est alors l’avènement de la notion de chômeur. Celui-ci n’était plus considéré comme un fainéant, mais comme une personne sur le droit chemin (en quête de travail), tout en se voyant confrontée à de mauvaises circonstances. De là à considérer les chômeurs comme des victimes des aléas de l’économie, il n’y avait plus qu’un pas à franchir.
En menant les ouvriers des usines aux champs de bataille et finalement dans des cimetières, la première guerre mondiale – la dernière guerre « traditionnelle » - a ébranlé la conception de la vie consacrée au travail. En même temps surgirent les germes de la « leisure society » (société des loisirs), surtout dans les années 20. Après la crise 29/33, la seconde guerre mondiale déboucha sur un système global d’accord entre travail et capital sous les drapeaux du « progrès » et de la «croissance économique». C’est ce qu’on a appelé plus tard le fordisme (du nom de Henri Ford, premier patron de l’industrie de masse) avec ses années glorieuses 1945-1975. D’un point de vue sociologique, le fordisme reposait sur un système parafamilial, regroupé autour de l’entreprise qui, dans des cas extrêmes comme par ex. Olivetti à Ivrea (Italie) mettait à disposition non seulement les places de travail, mais aussi des logements, des offres sociales, culturelles etc. Plus tard, ce même système conçu aux USA se vit adopté par des sociétés très différentes, comme par ex. au Japon.
Sur le plan technique et économique, le dénominateur commun du fordisme est la production et la consommation de masse ainsi qu’une organisation du travail dite « scientifique », divisant les tâches à l’extrême de manière à pouvoir utiliser des techniques de production elles-mêmes encore rigides et monofonctionnelles (par ex. le travail à la chaine). Avec une part de coûts fixes de production très élevée, le fordisme ne devient rentable que par l’augmentation des unités produites et donc est techniquement demandeur de croissance économique. Sous ces conditions, d’une part l’industrie connaît une forte augmentation de la productivité et d’autre part, sur le plan normatif, s’installe ladite « société du travail ». C’est l’apogée historique du « sens » et de la valorisation positive du travail.
Les signes annonçant la fin du cycle fordiste ont commencé à apparaître vers la fin des années 1960 et coïncident avec le mouvement de 1968 - de la première génération qui n’a pas connu la guerre. Cette génération introduit le nouveau modèle de l’existentialisme, de la primauté de l’individu et de son existence avant le travail (Ce n’est pas par hasard que ce mouvement a rencontré au début la résistance des syndicats.).
À la fin des années 1970, est apparu le mouvement du « new age » : On travaille beaucoup, mais ce travail est interrompu à intervalles réguliers pour que l’on puisse vivre son existence en dehors du monde du travail. Dans le monde de l’entreprise, ce système de valeurs trouve son pendant dans une nouvelle flexibilité dans l’organisation du travail, rendue possible par la généralisation des nouvelles technologies informatiques, laquelle, à son tour, va relancer l’augmentation de la productivité, entrée en crise dans les années 1970.
Au cours de cette évolution, sur le plan normatif, le travail comme sens incontesté de la vie se désagrège. Le travail se transforme en gagne-pain. Dans une biographie professionnelle moyenne, aujourd’hui, on change de travail tous les 5 ans. À cela s’ajoute le rythme de clôture et de création d’entreprises et aussi de transferts régionaux (changement de lieu de travail). On constate une désintégration profonde de l’identité du travail avec des places de travail non socialisantes, voire précaires. Seulement 30% des employés sont aujourd’hui satisfaits - dans la majeure partie des personnes se trouvant dans des positions privilégiées, des cadres qui n’exercent pas tellement un travail mais plutôt une activité (rémunérée) qui leur convient. Le reste des actifs souffre. En témoignent les 44% des femmes, qui veulent retourner au foyer. D’où le besoin de stratégies de survies: le retour de la spiritualité; le resurgissement de la famille et le boom du secteur des services personnels (p.ex. un massage, ou encore le « wellness » etc.).
Au niveau de l’Etat, ce développement est accompagné par une augmentation de la redistribution de revenus ; mais cette redistribution s’effectue sur des niveaux minima. Depuis le temps de Margret Thatcher, on constate une augmentation permanente des prestations sociales (à Genève, c’est quasiment la moitié des habitants qui en reçoit) ; mais en même temps, cette forme d’Etat social contribue à la dévalorisation du travail traditionnel : en prenant la place de l’entreprise – famille, l’Etat ne fait que de se bureaucratiser, tandis que le citoyen moyen se comporte comme un individu amené à se « débrouiller » pour survivre le mieux possible, en mixant des emplois non valorisants avec des prestations sociales.
En même temps, les lieux d’échanges traditionnels entre les personnes disparaissent, soit dans les usines ou après le travail. Les gens se trouvent toujours plus en dialogue interne. Cela a son importance car le sens, pour les individus, se construit normalement par le lien social, par la reconnaissance et par les perspectives ; si ces aspects dans leur forme traditionnelle se dissolvent, il faut trouver de nouvelles solutions.
Grâce à l’internet, une voie s’est ouverte par une espèce de regroupement tout d’abord virtuel avec des milliers de groupes et groupuscules fondés autour de certains thèmes. D’autres groupes, à caractère « psy » (laïque ou métaphysique) se sont créés depuis. La dynamique y consiste dans le désir d’éviter la souffrance, et cette envie représente un réel potentiel de changement. Mais pour l’instant, il lui manque un projet de société.
Comme il en ressort de la conférence du prof. Cattacin, ce n’est pas le revenu de base inconditionnel qui enterre la valeur du travail, mais l’évolution de l’économie et de la société depuis la fin du fordisme, y compris le développement d’un Etat social tentaculaire échouant dans sa tentative de raccommoder les trous de plus en plus nombreux de la sécurité économique et sociale (ce qui était prévu à titre d’exception devenant la règle).
Quand tout le monde est subventionné de la même manière, en réalité, personne n’est subventionné. Car sur le plan normatif, c'est le rapport entre subventionné et non subventionné qui pose problème. Ainsi, en socialisant la part du revenu national correspondant à la couverture des besoins minima d’existence, le revenu de base débarrasse la société postfordiste à la fois de la stigmatisation sociale liée à l’assistance et aux aides au cas par cas, dégonfle la baudruche bureaucratique vivant de l’illusion que l’Etat peut tout faire et enfin établit des conditions cadre plus saines pour l’initiative privée et le marché du travail.
Par suite, on peut parier sur le fait que, contrairement aux apparences (elle-mêmes véhiculées par des images nostalgiques du passé), le revenu de base rétablira le sens éthique du travail sur une base nouvelle, sans recourir à la contrainte extérieure, et donc, de ce point de vue, volontaire : le désir de se rendre utile pour d’autres et de jouir de la reconnaissance sociale qui en résulte, de se sentir « quelqu’un », chose qui est impossible aussi bien devant son miroir que devant un assistant social.
Si on n’a pas le temps de vouloir, tellement ont doit, alors il n’y pas de place pour l’éthique, ni au travail, ni ailleurs.
Bernard Kundig
Commentaires
Re: La souffrance liée à la perte du sens du travail
L'éthique et le travail ont rarement l'occasion de pouvoir aller ensemble tellement les actes professionnels sont liés au souci de la rentabilité. Notre société quantifie les gestes du médecin, dissèque le temps, et empêche chacun de donner le meilleur de lui-même. Il en résulte une souffrance énorme dans le monde du travail. Il serait donc également intéressant de prendre en considération dans les calculs du financement du revenu de base les coûts de la santé induits par la souffrance au travail et l'épuisement professionnel (mieux connue sous le terme à la mode de burnout).
Un article intéressant à ce sujet vient d'ailleurs de paraître dans le journal "Pulsations" des Hopitaux Universitaires de Genève de juillet-août 2009, dont le titre semble faire écho à celui de la conférence de Sandro Cattacin : "Le burnout : une perte de sens au travail". On y souligne comme cause principale du burnout "le conflit entre les valeurs propres des personnes sur ce qu'elles considèrent comme du beau travail et la réalité de l'activité dans une organisation de travail." Un nombre croissant de personnes souffrent de devoir faire du mauvais travail, afin de satisfaire aux impératifs de délais, de rentabilité et se retrouvent alors écartelées entre la qualité qu'elles désirent mettre dans ce qu'elles font et l'exigence quantitative qui pèse sur elles. Les exemples sont éloquents et vont jusqu'à faire froid dans le dos : "Ce sont des ingénieurs qui, sous la pression du marketing et pour "occuper le créneau", se voient pousser à mettre sur le marché des produits mal testés. Ce sont aussi des soignants ne pouvant pas consacrer assez de temps aux malades en raison de travail administratif à faire"...
Chacun à son échelle souffre de cette réalité.
Le revenu de base, s'il n'est pas une panacée, permettrait véritablement de redonner du sens au travail, en libérant le travailleur d'une adéquation de son comportement professionnel à des critères de rentabilité, au détriment de la qualité des produits, des services.